Fiche produit
D UN PAS DE PHILOSOPHE
209,00 MAD TTC
Auteur(s)
Malherbe
Éditeur(s)
Vrin
Date de parution
20/01/2013
DISPONIBILITE
Expédié sous 21 à 28 jours
Descriptif
Infos
Souffle
Respirer, invisible poème
Rilke
Nul ne se souvient de sa première respiration. Un cri, mais surtout un premier souffle, immédiatement pris, aussitôt repris, vite régulier, vite ordinaire, toujours vif et cependant d'une monotonie machinale, si familier et si constant enfin qu'on s'affolerait de le perdre. Mais le plus étonnant est qu'il n'en soit résulté aucune habitude. Et pourtant, c'est par l'habitude que la vie apprend à être plus facile et plus heureuse, plus endurante dans ses passions, plus entreprenante dans ses actions. Rien de tel dans le souffle: il ne fait que se reproduire. Et l'on comprend pourquoi: il n'a pas de durée. Perdu, on le retrouve certes, mais par simple conjonction, chaque fois autre, à la merci d'un arrêt dont il n'y aurait pas lieu de s'offenser puisqu'il s'agit d'une suite d'opérations sans principe directeur, sans loi nécessitante, et puisqu'il est bien compris dans la première inspiration, fort heureusement suivie d'une première expiration, qu'une dernière expiration, peut-être trop lasse, perdra toute force de liaison, une liaison sans art qu'aucun art ne saurait restaurer. C'est ce qui rend étrange le dernier souffle de celui qui expire. On l'attend, on le guette; il hésite, et vient le silence. On sait sans se le dire que, comme tous les autres, ce dernier souffle n'avait rien appris, qu'il n'avait pas su acquérir l'art de se survivre ou de s'arrêter et de repartir un peu plus tard, pour éprouver combien il était fort, combien il avait d'avenir. Ravaisson dit après Buffon que la différence entre le végétal et l'animal tient à ce que ce dernier passe par des alternances de repos et de mouvement, de sommeil et de veille. Le sommeil répare les forces du corps et les apprête pour l'éveil; mais l'éveil, faut-il ajouter, contient plus que le sommeil, puisqu'il est animé par une spontanéité joyeuse qui transforme ces forces en élan, en mouvement libre ou ordonné; en sorte que, dans l'alternance du repos et du mouvement, du sommeil et de l'éveil, chaque matin un sujet renaît, sujet qui perdure et s'affirme par une poussée qui n'appartient qu'à lui. Le souffle, lui, ne connaît pas de repos; jamais il ne dort; il n'a pas plus d'avenir que de mémoire. Il ne fait pas sujet. Principe anonyme, qui s'obstine certes, mais par simple esprit de suite.
Un arrêt suffit et la vie n'est plus, je veux bien qu'on parle de l'âme et qu'on prenne le souffle pour le premier effet, quand l'âme entre dans le corps, ou le dernier, quand elle le quitte. Mettons-y ce qu'il y a entre-temps de plus intime et de meilleur en l'homme. Disons encore que c'est la condition même de la vie, puisque, sans lui, il n'y aurait ni intellection ni locomotion ni même sensation; de sorte que le souffle nourrit l'âme comme les aliments nourrissent le corps. Et pourtant, le souffle n'est pas l'âme, car d'un autre côté on n'y observe que la machinerie des poumons qui se gonflent et des côtes qui s'abaissent: inspirer, expirer, et cela recommence - manière étrange, disait Démocrite, de retenir incessamment l'âme dans le corps, de peur qu'elle ne se perde dans le grand Tout en une poussière de particules. Et du reste, de l'inspiration et de l'expiration, laquelle est la première? Platon, le maître, prétend que c'est l'expiration, car le feu intérieur tend à s'échapper en un dernier souffle pour rejoindre le feu extérieur, là où est le lieu propre, là où est la vie supérieure - ce moment, il est vrai, étant retardé par une nouvelle inspiration Aristote, le disciple, tient que ce même feu est plutôt un moteur qui a sa propre énergie et qui commande toutes les opérations vitales; il faut seulement veiller à ce qu'il ne ronfle pas trop fort et à ce qu'il soit refroidi par de l'air humide, car l'on sait bien qu'un excès de vie peut conduire à la mort. Mais vivre, est-ce donc s'échapper sans cesse hors de soi vers la source de la vie et toujours commencer à mourir, est-ce au contraire s'accrocher à son propre principe, à sa propre constitution, et tenter de la préserver par toutes les puissances animales dont on dispose, faisant de la mort la défaite finale? Mais inspirer et expirer, expirer et inspirer, n'est peut-être qu'une action sans véritable fin, un accident perpétué, ou, si l'on veut, le battement d'une mesure hasardeuse. Le souffle n'est pas un acte: il répondrait à une fin déterminée; ce n'est pas un simple mouvement: il obéirait à une loi nécessaire. Pourquoi la vie qui en dépend si fort s'en montre-t-elle si peu maîtresse?
L'âme, disait Héraclite, dans le latin de Macrobe, cette âme qui constitue tous les êtres et qui n'est qu'une exhalaison, est une «étincelle de l'essence stellaire», scintilla stellaris essentix, car nous ne respirons jamais que de la poussière d'étoiles. Quel fabuleux échange, en effet, que le souffle!
Respirer, invisible poème
Rilke
Nul ne se souvient de sa première respiration. Un cri, mais surtout un premier souffle, immédiatement pris, aussitôt repris, vite régulier, vite ordinaire, toujours vif et cependant d'une monotonie machinale, si familier et si constant enfin qu'on s'affolerait de le perdre. Mais le plus étonnant est qu'il n'en soit résulté aucune habitude. Et pourtant, c'est par l'habitude que la vie apprend à être plus facile et plus heureuse, plus endurante dans ses passions, plus entreprenante dans ses actions. Rien de tel dans le souffle: il ne fait que se reproduire. Et l'on comprend pourquoi: il n'a pas de durée. Perdu, on le retrouve certes, mais par simple conjonction, chaque fois autre, à la merci d'un arrêt dont il n'y aurait pas lieu de s'offenser puisqu'il s'agit d'une suite d'opérations sans principe directeur, sans loi nécessitante, et puisqu'il est bien compris dans la première inspiration, fort heureusement suivie d'une première expiration, qu'une dernière expiration, peut-être trop lasse, perdra toute force de liaison, une liaison sans art qu'aucun art ne saurait restaurer. C'est ce qui rend étrange le dernier souffle de celui qui expire. On l'attend, on le guette; il hésite, et vient le silence. On sait sans se le dire que, comme tous les autres, ce dernier souffle n'avait rien appris, qu'il n'avait pas su acquérir l'art de se survivre ou de s'arrêter et de repartir un peu plus tard, pour éprouver combien il était fort, combien il avait d'avenir. Ravaisson dit après Buffon que la différence entre le végétal et l'animal tient à ce que ce dernier passe par des alternances de repos et de mouvement, de sommeil et de veille. Le sommeil répare les forces du corps et les apprête pour l'éveil; mais l'éveil, faut-il ajouter, contient plus que le sommeil, puisqu'il est animé par une spontanéité joyeuse qui transforme ces forces en élan, en mouvement libre ou ordonné; en sorte que, dans l'alternance du repos et du mouvement, du sommeil et de l'éveil, chaque matin un sujet renaît, sujet qui perdure et s'affirme par une poussée qui n'appartient qu'à lui. Le souffle, lui, ne connaît pas de repos; jamais il ne dort; il n'a pas plus d'avenir que de mémoire. Il ne fait pas sujet. Principe anonyme, qui s'obstine certes, mais par simple esprit de suite.
Un arrêt suffit et la vie n'est plus, je veux bien qu'on parle de l'âme et qu'on prenne le souffle pour le premier effet, quand l'âme entre dans le corps, ou le dernier, quand elle le quitte. Mettons-y ce qu'il y a entre-temps de plus intime et de meilleur en l'homme. Disons encore que c'est la condition même de la vie, puisque, sans lui, il n'y aurait ni intellection ni locomotion ni même sensation; de sorte que le souffle nourrit l'âme comme les aliments nourrissent le corps. Et pourtant, le souffle n'est pas l'âme, car d'un autre côté on n'y observe que la machinerie des poumons qui se gonflent et des côtes qui s'abaissent: inspirer, expirer, et cela recommence - manière étrange, disait Démocrite, de retenir incessamment l'âme dans le corps, de peur qu'elle ne se perde dans le grand Tout en une poussière de particules. Et du reste, de l'inspiration et de l'expiration, laquelle est la première? Platon, le maître, prétend que c'est l'expiration, car le feu intérieur tend à s'échapper en un dernier souffle pour rejoindre le feu extérieur, là où est le lieu propre, là où est la vie supérieure - ce moment, il est vrai, étant retardé par une nouvelle inspiration Aristote, le disciple, tient que ce même feu est plutôt un moteur qui a sa propre énergie et qui commande toutes les opérations vitales; il faut seulement veiller à ce qu'il ne ronfle pas trop fort et à ce qu'il soit refroidi par de l'air humide, car l'on sait bien qu'un excès de vie peut conduire à la mort. Mais vivre, est-ce donc s'échapper sans cesse hors de soi vers la source de la vie et toujours commencer à mourir, est-ce au contraire s'accrocher à son propre principe, à sa propre constitution, et tenter de la préserver par toutes les puissances animales dont on dispose, faisant de la mort la défaite finale? Mais inspirer et expirer, expirer et inspirer, n'est peut-être qu'une action sans véritable fin, un accident perpétué, ou, si l'on veut, le battement d'une mesure hasardeuse. Le souffle n'est pas un acte: il répondrait à une fin déterminée; ce n'est pas un simple mouvement: il obéirait à une loi nécessaire. Pourquoi la vie qui en dépend si fort s'en montre-t-elle si peu maîtresse?
L'âme, disait Héraclite, dans le latin de Macrobe, cette âme qui constitue tous les êtres et qui n'est qu'une exhalaison, est une «étincelle de l'essence stellaire», scintilla stellaris essentix, car nous ne respirons jamais que de la poussière d'étoiles. Quel fabuleux échange, en effet, que le souffle!